Le copiste, l’universitaire et le roux

Le livre lui racontait lentement et avec des détails parfois ennuyeux l’histoire d’un homme qui faisait des économies pour s’acheter un nouveau manteau. Elle ne savait pas si c’est le sentiment de froid qu’invoquaient les lignes sur les ruelles de St Petersbourg ou la condition de cet homme qui lui rappelait le rêche de ses mains blanches, très blanches. Les mains d’un roux. Elle ne s’y attendait pas, ou presque, ses mains déchainées dégageaient le jean inconfortable, enveloppaient ses fesses qu’il touchait des yeux à chaque fois qu’elle partait pisser. Elle avait des yeux en arrière comme toutes les femmes qui se réconfortent par les regards appétés, presque discrets. D’une ardeur qui égalait son babillard fou sur le pourquoi de ses habitudes parcimonieuses, il lui pétrifiait les bourrelets d’un ventre qui ne regarde pas sur les dépenses. Il était aussi ennuyeux que ce livre, il répétait les mêmes blagues, les mêmes histoires misogynes. Il était un personnage secondaire dans une tragédie qui vire en une série d’histoires de misère ordinaire, en une série de désillusions. Elle a laissé tombé le livre, ne pouvant supporter les événements insignifiants de la vie du copiste russe qui attendait son manteau comme son quotidien impatient de se faire prendre par une heureuse nouvelle. Avant, l‘avenir se faisait sentir dans les grandes occasions. Un examen important, la mort de son frère, la naissance de son neveu. Ces cinq dernières années le temps lui provoquait des hallucinations visuelles, à vrai dire elle voyait partout ses prochains ravages. Qu’elle se retourne ou regarde en avant, un avenir morose et écrasant habitait même l’espace de ses divagations quelconques. Son compagnon de mésaventure s’est révélé, il y a deux semaines, sous un visage nouveau. Un homme aux petits soins qui se réinventait dans chaque mot. Un personnage délicat qui faisait des rendez-vous clandestins des belles échappées temporelles. Il volait à l’espace omniprésent de l’angoisse des samedis et quelques autres petites minutes d’échanges numériques courtois. Cette relation passagère, il a fallut lui faire place, l’accepter comme placebo, comme un chapitre qui crée l’oubli en saturant la mémoire par des anecdotes insignifiantes. Un jour, le personnage principal est réapparu comme une chimère qui avance dans un brouillard matinal, qui resplendit par des filets de lumières puissants. Il lui fit signe de se rencontrer. Le petit roux n’a plus aucun effet, les réminiscences ont vaincu l’amnésie artificielle. Et l’esprit partait dans tous les sens chercher dans les souvenirs un mot ou un geste parlant. Cette propension de l’amour à percevoir des indices là où aucun signe ne peut irradier l’a replonge à chaque fois dans ses délires d’une vie à deux. Elle ne voyait plus les deux cent mille million raisons sociales qui entravaient cet amour, à deux pas de chez elle mais si hermétique, si malheureux. Comment a t-elle pu être sure qu’il se bricole une vie en apparence confortable et au fond aussi désertique que son compte bancaire et son parcours professionnel ? Toutes les hallucinations l’aidaient à fabriquer sa sortie de secours, l’espoir de retourner là où elle pouvait lui voler sa jeunesse, sa beauté, aujourd’hui ternie par les années, les déceptions et les longs couloirs austères et froids de l’université. Il y a ses images-placebos, sur mesures, qui lui fabriquent un irraisonnable espoir. Il y a l’écriture boiteuse qui essaime son ennuie dans des textes placides sans aucune originalité. Il y a l’indifférence, les choses nouvelles inintéressantes et les lectures abandonnées. Et il y a l’oubli qui a pris en main sa conscience paresseuse jusqu’aux portes de la quotidienneté, le refuge de son corps. [cornescorchees­]

Le copiste, l’universitaire et le roux